HISTORIEK  HISTORIQUE  HISTORIC

 

              La Marine militaire belge 1830-1860 (IV)

 

IV La Marine royale et la colonisation.

 

 

Ce lamentable épisode nous a entraîné à négliger l'ordre chronologique des annales de notre flottille. Signalons donc que, loin d'être restée inactive, elle avait encore, en 1841, détaché la Louise-Marie dans les parages du Doggersbank et des Feroë pour surveiller et aider les pêcheurs.

A cette époque, stimulés par le Souverain, nos dirigeants voulurent créer des comptoirs et des établissements coloniaux car il importait toujours de réveiller cet esprit commercial qui avait fait la gloire et la richesse du pays flamand, d'Anvers et d'Ostende particulièrement ; il fallait aussi mettre fin au malaise créé par la crise industrielle née en 1835 et aggravée par l'accroissement d'une population sans travail.

Des vues avaient été jetées sur les îles Philippines, Madagascar, Pinos, Cosumel, mais des difficultés financières avaient fait avorter à l'avance toutes les tentatives. Pourtant ce que l'État ne pouvait faire alors, des particuliers, dans un élan généreux et patriotique, voulurent l'entreprendre sur une échelle assez vaste et ils fondèrent Santo-Thomas de Guatémala.

Cette fois encore on eut recours à la Marine royale :
la Compagnie belge de colonisations à la tête de laquelle figuraient des personnalités : les comtes de Merode et de Hompesch, songea d'abord à acquérir des terrains à l'intérieur de la Vera-Paz. Elle se décida finalement à racheter à la société anglaise dite Compagnie agricole et commerciale des côtes orientales de l'Amérique centrale, une partie du territoire que le gouvernement guatémalien lui avait concédé en 1834. L'entreprise obtint l'appui du ministre Nothomb et le patronage du Roi.

Cependant certaine presse s'éleva contre ces projets, il en résulta des polémiques et on décida d'envoyer sur les lieux une commission d'exploration. En conséquence, le 11 novembre 1841, la Louise-Marie emporta un délégué du ministre de l'Intérieur, le lieutenant de vaisseau Petit, commandant, et le chirurgien De Change, de la flottille, représentant tous trois le gouvernement, ainsi que les agents de la Compagnie belge de colonisation : le colonel du génie De Puydt, ancien député de Diekirch, trois autres officiers et le baron von Lockhorst.

La goélette jeta l'ancre dans la baie de Santo-Thomas le 6 janvier 1842. Les délégués du gouvernement remirent des rapports nettement défavorables, ceux de la compagnie les traitèrent de prophètes de malheur et les accusèrent de s'être laissé influencé par des difficultés apparentes.

Au mépris des sages conseils de nos marins, gens pratiques au fait des questions coloniales, leur voix fut étouffée par des réclames tonitruantes. Des officiers et des soldats reçurent des congés pour se rendre dans la « nouvelle Belgique », on fit même des chansons célébrant les délices de ce pays de cocagne ; le refrain de l'une d'elles était le suivant :
Wie gaat er mee naar Vera-Paz?
Daar moeten wij niet werken,
eten en drinken op ons gemak,
En slapen gelijk een verken.

Des comités provinciaux furent établis pour recruter des colons d'après des statuts officiellement approuvés. Nos paysans miséreux liquidèrent leurs pauvres biens, se bousculèrent aux guichets pour acquérir quelques parcelles de cette terre promise et, en 1843, une première fournée de dupes partit pour l'Eldorado ; la Louise-Marie emporta les dirigeants et les fonds, le Théodore, voilier du commerce nolisé pour la circonstance, transporta des émigrants. La goélette dut relâcher à Ténériffe à cause de la santé précaire de l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées Simons, qui mourut à bord peu après et dont le corps fut immergé. Le Théodore arriva à la colonie le 20 mai, la goélette le 7 juin. Alors on constata que les fonds ne représentaient qu'un import minime, insuffisant pour jeter les bases de l'établissement et dès lors commencèrent les revers et la réalisation des prédictions de Petit et de De Change.

Nonobstant de nouveaux avertissements et la brutalité des faits, la réclame n'en continua pas moins activement, on inonda les bourgs et les villes de prospectus, de gravures représentant la « ville » de Santo-Thomas ; on acheta des bois en Amérique et on les amena bruyamment en Belgique comme venant de la colonie. Huit bâtiments conduisirent de nouvelles dupes à leur perte.

Eclairé au sujet de ces odieuses manœuvres, le comte de Merode se fâcha et le gouvernement se hâta de retirer sa confiance à l'entreprise mais le mal était fait. L'État, pendant un certain nombre d'années, essaya de soutenir le moral des malheureux colons en leur envoyant périodiquement la Louise-Marie. Le 29 avril 1845 notamment, elle quitta Ostende, emportant notre diplomate Blondeel de Ceulebroeck et divers passagers ; l'un d'eux laissa un journal de voyage qui en dit long sur l'état misérable de notre colonie décimée par les fièvres : nos colons logeaient dans des cabanes en feuilles de palétuvier, étaient livrés aux moustiques dans un climat pestilentiel et manquaient de tout. La mortalité y prenait des proportions effrayantes et l'entreprise périclitait.

Cet essai fut mal conduit, les colons se virent soumis à des règles aussi sottes que tracassières, les derniers survivants combattirent la nostalgie en s'enivrant.

L'équipage de la goélette lui-même paya un large tribut à la fièvre, le voilier se transforma en hôpital, le commissaire du bord décéda à Santo-Thomas, un enseigne faillit y perdre la raison. Le bâtiment manqua en outre de se perdre au cours de ce voyage.

L'affaire tourna au scandale, des rescapés ameutèrent l'opinion publique, ce fut la faillite. Les fondateurs espérèrent couvrir le passif en contractant un emprunt dont le gouvernement aurait garanti l'intérêt, mais Nothomb et ses successeurs refusèrent de saisir les Chambres d'un semblable projet ; alors de Hompesch intenta un procès à l'État, il le perdit en même temps que sa fortune.

Il est intéressant de constater que d'aucuns attribuèrent l'échec de cette tentative à l'abandon dans lequel furent laissés les émigrés ; notre consul Cloquet, commissaire du Roi à Santo-Thomas, démontra dans un rapport de 1850, le bien que faisait la présence d'un bâtiment de l'État dans la colonie et la vue du' drapeau national, preuve évidente de l'indispensable nécessité, en semblable cas, de posséder une marine militaire. Le docteur Fleussu, agent consulaire à Santo-Thomas, déclara nettement que pendant la présence d'un navire de l'Etat, il avait constaté l'absence complète de décès et de maladies, le moral se trouvant remonté.

                         

Le lieutenant de vaisseau Sinkel attribua l'échec de l'entreprise au manque de coopération d'une Marine insuffisante pour semblable mission, et cita comme autre exemple celui de la tentative de colonisation belge faite à Sainte-Catherine, en Amérique du Sud, qui périclita parce que la mère-patrie ne lui envoya aucun réconfort de l'espèce.

* * *

 

Les tristes aventures de la British-Queen et de Santo-Thomas de Guatemala nous ont encore entraîné dans des digressions qui nous ont fait négliger la vie propre de la Marine royale. Reprenons-en le cours en 1842: le 18 mars, le gouvernement autorisa l'établissement d'un service de bateaux à vapeur entre Anvers et la Tête de Flandre, puis, le 7 avril, une loi permit l'achat d'un second petit steamboot pour desservir la ligne Anvers-Tamise, ce fut encore la Marine royale qui fut chargée de l'exploitation ; c'était une atteinte à son prestige, mais elle fit contre mauvaise fortune bon cœur.

En avril encore, l'Etat accorda un équipage militaire au trois-mâts Macassar de la firme J.-B. Donnet, d'Anvers. Ce navire de 800 tonnes, armé de caronades, partit pour les Indes ; le voyage dura une année, il s'effectua dans de bonnes conditions mais fut improductif, les négociants belges trop timorés n'ayant exporté que des marchandises n'intéressant pas les régions visitées.

Le 14 octobre 1842, le brick de 209 tonnes Comte de Flandre, lancé à Bruges, armé pour un voyage de circumnavigation dans le but de faire connaître nos produits au loin, prit encore la mer avec un état-major et trente-deux marins militaires. On conçut de grandes espérances au sujet de cette entreprise qui fut, comme toujours, montée avec légèreté ; de plus la fatalité s'en mêla. Une lettre envoyée par un passager à la presse donna des détails tragiques : déjà en vue de l'île de Wight le brick fut désemparé au cours d'une tempête et devint le jouet des éléments ; le pont était tellement encombré qu'on ne put tirer le canon d'alarme. Une chaloupe de pilotage finit par venir au secours du bâtiment et à le conduire à Deale, on y constata qu'il était hors d'état de naviguer et la Louise-Marie vint reprendre l'équipage.

Cependant certains députés conscients de l'utile protection que quelques goélettes armées pourraient assurer aux navires du commerce, réclamèrent le remplacement des canonnières par des voiliers susceptibles de tenir la mer. Une partie de ce programme fut réalisée, le Quatre-Journées et deux chaloupes-canonnières furent vendus et les partisans de la Marine royale se réjouirent de cette mesure, mais leurs adversaires veillaient et, le 12 décembre 1842, Osy, représentant d'Anvers, obtint une réduction du personnel et du matériel malgré l'énergique opposition du ministre des Affaires étrangères.

Le produit de cette vente servit, en 1843, à faire construire le brick de guerre Prince Royal sans l'intervention des Chambres. Ce navire long de 35 mètres et déplaçant 500 tonnes fut construit sur les chantiers des frères Van Gheluwe, de Bruges, d'après les plans du Cygne qui servait de type dans la marine française. Nous y reviendrons.
Le 14 mai 1843, parut l'arrêté-règlement pour le service des bateaux à vapeur desservant l'Escaut de Tamise à Anvers et la Tête de Flandre. Ces malles-postes dénommées Ville d'Anvers et Princesse Charlotte furent placées sous la direction du commandant de la division du fleuve.

Ce qui n'empêcha guère nos marins de continuer leurs randonnées transatlantiques : le 16 juin, le brick le Charles retourna aux Grandes Indes sous le commandement de l'enseigne Hoed. L'aspirant de 1re classe O. Ducolombier qui faisait partie de l'état-major, a laissé une brève mais vivante relation de ce voyage qui se termina d'une façon tragique : le voilier arriva à Singapour et fit route vers Manille par le passage de l'Est. Dans la nuit du 16 janvier 1844, longeant la côte de Bornéo, il tomba sur un banc situé à l'embouchure de la rivière Kouteï dont les cartes étaient imparfaites. Au matin, le brick com­plètement échoué, fut attaqué par vingt-quatre « pros » pirates portant une forte artillerie. Le Charles n'étant pas armé, essuya le feu sans pouvoir y répondre ; la résistance étant impossible, l'équipage dut se réfugier dans les chaloupes et put gagner le large. Démunis de vivres et d'eau, même d'argent, les fuyards voguèrent vers Macassar (à 250 milles anglais de distance) où était le seul établissement européen pouvant leur offrir un abri.

La traversée dura dix jours, nos marins endurèrent les plus grandes misères et les plus dures privations ; ayant atteint la côte des Célèbes prêts à succomber de soif, Ducolombier eut l'audace de s'introduire seul au milieu d'une peuplade sauvage en armes et ainsi il procura de l'eau k ses compagnons.

Macassar fut atteint le 26 février. Y arrivèrent bientôt des navires de guerre hollandais et une expédition punitive fut décidée ; Ducolombier l'accompagna. La campagne dura quarante jours, Tangaroung, capitale du sultan de Kouteï, fut incendiée.

Les rescapés du Charles furent transférés à Batavia où le steamer anglais Royal-Consort les prit à bord. L'aventure n'était pas terminée : une voie d'eau se déclara en cours de route, on gagna péniblement les îles Keeling ou Cocos, coulant bas, cinq jours après avoir quitté le détroit de la Sonde. Après réparation sommaire, on reprit la mer mais le navire refaisant eau, il fallut se hâter vers l'île Maurice où, heureusement, il put être remis en état. La rentrée s'effectua dans le courant du mois d'octobre, après dix-sept mois d'absence.

Continuant à remplir par ordre le rôle de placier en marchandise, la Marine royale fournit encore un équipage au trois-mâts-barque l'Emmanuel de 851 tonnes des frères de Cock, de Gand. L'ancre fut levée à Anvers le 9 janvier 1844, pour les Grandes Indes, le lieutenant de vaisseau Vanhaverbeke commandait.

Les étapes étaient Batavia, Singapour, Manille et Canton ; un incident amusant se produisit dans les eaux chinoises : l'Emmanuel se vit interdire l'accès de Canton.

Or cette ville était décimée par la famine, Vanhaverbeke crut obtenir facilement toute licence en offrant des vivres, mais les mandarins ignorant l'existence de la Belgique, s'obstinèrent et voulurent se faire montrer l'emplacement de ce pays inconnu sur les cartes. L'aspirant de ire classe Tack leur fut dépêché porteur d'un atlas habilement maquillé où la Belgique figurait agrandie d'une partie de la Hollande et du nord de la France. Ceci ne dissipa pourtant pas la méfiance, et la douane du Céleste Empire vint compliquer les palabres. Finalement, Tack énervé, lança à la tête de ses auditeurs trop incrédules, le service à thé, agrément protocolaire de toute entrevue en Chine, puis leur montra les gueules menaçantes des canons braqués aux sabords du voilier ; l'argument, cette fois, fut convaincant.

L'Emmanuel regagna son port d'attache dans de bonnes conditions, le 13 avril 1845.

Soit dit en passant que, depuis le 13 décembre 1843, notre marine militaire avait subi de nouveaux assauts aux Chambres. Osy, mis en appétit par ses précédents succès, réclama la mise aux enchères de toutes les canonnières mouillées dans l'Escaut, les prétendant inutiles ; Vilain XIIII vaticina sur le même thème. Or, si seules les canonnières nos 5 et 7 ainsi que le Congrès étaient restés armés, c'était que les équipages servaient sur les bâtiments du commerce, on avait même dû, pour ce motif, désarmer les canonnières nos 1 et 4, d'Ostende. Cette situation dura jusqu'en 1844.

Le 12 novembre 1843, le Macassar retourna encore à Batavia avec un équipage militaire bien que l'appel fait à nos industriels pour avoir une cargaison de produits nationaux à faire connaître aux Indes n'eût pas eu d'échos ; on fut obligé d'emporter comme lest, du sable. Le restant consistait en caisses de vitres, barils de clous et de couleur. Le trois-mâts emporta également le consul général Lannoy et sa famille se rendant à Manille.

Les débuts de la randonnée furent peu heureux, il fallut essuyer maintes bourrasques au cours desquelles un enseigne, projeté sur une caronade par le roulis, faillit se tuer ; le beau temps revint aux approches de l'Équateur, mais en vue du cap de Bonne-Espérance, la mer redevint houleuse, le navire fatigua beaucoup, la vergue du grand perroquet se rom­pit et il fallut naviguer à la boussole. A partir des îles Les Deux Frères, la navigation devint pénible, elle fut énervante jusqu'à l'atterissage, le 3 avril 1844, à Singapour où des relations les plus sympathiques furent entretenues avec les officiers de la division navale française des mers de Chine ; les efforts déployés par nos marins pour nous créer des débouchés lointains furent appréciés par les commandants français qui attirèrent ainsi la considération sur notre modeste marine.

Mais au point de vue financier, les résultats furent insignifiants : une partie des marchandises implacables dans ces contrées dut être laissée en consignation chez des correspondants anglais. « Agir ainsi, écrit le lieutenant de vaisseau Sinkel, ne pas exporter suivant les besoins, aux époques voulues, dans les conditions voulues ; confier ses exportations à des capitaines qui eux-mêmes sont obligés d'avoir recours à des maisons étrangères intéressées à nous éloigner du marché, c'est s'exposer à des pertes considérables et pour ainsi dire inévitables. »
Le Macassar reprit la mer le 15 avril, pour gagner Manille où il devait embarquer une cargaison ; il y mouilla jusqu'au 17 juin et cingla vers Batavia dans l'espoir d'y recueillir l'équipage du Charles dont nous connaissons la triste odyssée, mais les naufragés  avaient été rapatriés par une autre voie. Dès lors le trois-mâts se mit en mesure de rejoindre Anvers ; il eut encore à lutter contre la grosse mer dans le détroit de la Sonde et vers le cap de Bonne-Espérance. Il toucha Anvers le 22 novembre 1844.

L'essor semblant avoir été définitivement donné au service des voiliers facteurs de notre prospérité commerciale, l'Emmanuel reprit le chemin de Batavia et de Canton sous les ordres de Vanhaverbeke, le 9 janvier de cette dernière année.

Le 3 mai, le trois-mâts-barque Scheide, de la firme Cattaux-Wattel et Cie, appareilla pour la Chine d'où il rentra le 22 juin 1845 ; il séjourna deux mois et demi dans ce pays mystérieux et fort fermé. Aucun homme ne fut perdu pendant la campagne grâce à la sagesse du commandant Eyckholt et au dévouement du docteur De Change ; ce dernier put même pénétrer dans l'intérieur du pays, où il rassembla une importante collection de la flore et des objets précieux destinés à nos musées.

* * *

Pendant ce temps, de nouvelles anicroches étaient survenues en Belgique : le brick Prince Royal, notre , plus importante unité destinée à promener nos couleurs de par le monde avec la dignité désirable, ne sortait pas du chantier ; bien que la construction fût prête à être lancée, le ministre compétent, tiré à hue et à dia, ne put se résoudre à donner l'ordre de la mise en service et Lahure, chef de la Marine auquel on reprocha un opportunisme outrancier, laissa la question en suspens afin de ne pas déplaire à certains députés. L'un d'eux avait notamment déclaré aux Chambres, le 10 mai 1844, que nous n'avions pas besoin de marine militaire parce que la Belgique était neutre sur mer comme sur terre, que nous n'avions pas de colonies à protéger et que la piraterie reculait de plus en plus devant les progrès de la civilisation.

Ce ne fut qu'à regret que, le 25 novembre 1845, on laissa le bâtiment prendre place dans notre escadrille; on le rebaptisa Duc de Brabant et l'arma de 20 caronades ; le rôle d'équipage fut fixé comme suit : un capitaine-lieutenant de vaisseau commandant, un lieutenant de vaisseau officier de détail, trois enseignes, trois aspirants de ire classe, un chirurgien-major ou aide-major, un sous-aide, un infirmier, un sous-commissaire, un écrivain d'administration, un cambusier, un second-maître de manœuvre et trois contremaîtres, un contremaître de canonnage faisant fonctions de capitaine d'armes (police du bord et soin des armes portatives), un quartier-maître, un maître d'hôtel du commandant, un pour l'état-major, deux coqs, un boulanger, un contremaître charpentier, un forgeron, un tailleur, un cordonnier, un barbier, deux clairons, un fifre, un tambour, 83 matelots de diverses classes, 8 mousses ; total : 130 hommes, officiers compris.

Pour l'époque et pour un petit pays, ce n'était pas un trop modeste bateau et il y avait moyen d'en tirer bon parti. Écoutons ce que dit à ce propos le lieutenant de vaisseau Sinkel dont l'avis garde, actuellement encore, toute sa valeur :
« Pas n'est besoin de grands vaisseaux, de gros canons pour imposer, montrer avec honneur le pavillon, donner une idée avantageuse des hommes et des choses de sa nation » et il cite l'exemple d'un petit brick anglais qui vint un jour mouiller en rade de Singapour au milieu de grands navires de guerre. « Tous les yeux étaient braqués sur lui, coquet, ardent, son gréement et sa voilure bien administrés, manié savamment, intrépidement, ayant son monde au poste dans l'attitude et le nombre voulus, il vint au mouillage avec une audace et une prudence qui excitèrent l'admiration générale et le commandant de cette modeste embarcation fut accueilli avec autant de considération qu'un amiral. Pour les pays lointains, le bâtiment de guerre représente la civilisation, on ne voit plus en lui un instrument de guerre odieux, mais il inspire à ceux qui seraient tentés de mal faire la crainte salutaire du châtiment »

Et cette véritable sentence se justifia plus d'une fois ; au cours de ses voyages dans les mers du sud, au Brésil, à La Plata, au Guatemala, à la côte occidentale d'Afrique, notre brick, bien tenu, fut reçu avec honneur ; la petite goélette elle-même sut inspirer une flatteuse considération pour notre pavillon ainsi que nous le verrons bientôt.

Mais tandis que nos marins, avec de faibles moyens, s'ingéniaient à faire connaître la jeune Belgique outre-mer, notre haut commerce n'oubliait pas la prospérité passagère de naguère attribuée à la sollicitude de la Maison d'Orange, et les irréductibles ennemis de toute expansion s'attachaient à réduire toujours l'importance de notre flottille. Bientôt le Congrès et deux chaloupes-canonnières furent déclassés sous prétexte d'économie.

Dans l'entretemps, le 22 mai 1845, le Macassar était reparti pour les Grandes Indes ; l'enseigne Swarts commandait. Les marins, toujours superstitieux, présagèrent des malheurs parce que leur sous-aide major Van Tilborgh avait été naufragé sur le Charles et qu'il avait été à bord du Comte de Flandre, qui fut désemparé sur les côtes anglaises. Et, en effet, le voyage fut marqué d'incidents angoissants dans la mer de Chine ; une nuit, même, l'état-major dut se réunir en conseil tant la situation était grave. Puis le voilier dut rester deux mois à Manille, les conditions imposées par l'armateur rendant difficile la constitution de la cargaison à ramener en Europe, ensuite un typhon mit le navire en grand péril.

Ce n'est pas tout, le Macassar toucha des rochers et dut aller s'abattre en carène à Sourabaya ; il y fut reçu avec enthousiasme par les Belges qui y résidaient et qui, pour la première fois, voyaient nos couleurs, ce qui déplut aux autorités hollandaises, qui redoutèrent un mouvement séditieux.

Peu après, un grain faillit avoir raison du malheureux bâtiment déjà redressé et amarré à un ponton : la violence de l'ouragan rompit les liens, le Macassar s'éloignant du mouillage, vint à l'appel de ses ancres en travers du vent et se coucha au point de montrer la quille ; il fut sur le point de sombrer, tout secours était impossible. Mais le grain passa, la carcasse se releva.

Finalement, on reprit le chemin du retour le 18 mars 1845, par le détroit de Bali via Sainte-Hélène et on atteignit la Métropole le 30 août 1846. On y débarqua une jeune panthère destinée au Jardin Zoologique... et le second officier qui était devenu fou au cours de cette trop longue randonnée. Y a-t-il lieu de se moquer de la superstition des gens de mer?

Persistant héroïquement dans ses tentatives en Asie, J.-B. Monnet y envoya ' encore le trois-mâts-barque l'Ambiorix, toujours avec un équipage militaire (18 septembre 1845 - 9 octobre 1846).

Le Schelde retourna aux Grandes Indes dans les mêmes conditions et ramena une cargaison de thé (17 décembre 1845 - 4 mai 1847). L'Emmanuel suivit (20 août 1846 - 29 juillet 1847). Il paraîtrait qu'à la fin de l'année 1846, l'Ambiorix se rendit au Chili, mais la matricule des officiers de la Marine royale est muette à ce sujet.

Le 23 décembre de cette dernière année, le Macassar commença son quatrième voyage vers Singapour. Cette fois, l'équipage avait un effectif inférieur aux précédents, encore avait-il fallu engager quelques marins du commerce étrangers, éléments indisciplinés qui suscitèrent mille ennuis ; les inconvénients des économies à outrance commencèrent à produire leurs effets.

Le navire avait beaucoup souffert ; déjà, il avait été constaté à Sourabaya que sa membrure devait être renforcée mais on passa outre malgré les réserves du lieutenant de vaisseau Hoed ; cette imprudence coûta cher.
La campagne commença sous de fâcheux auspices : l'aspirant Olivier qui était venu souhaiter heureuse traversée aux partants, tomba dans l'Escaut, un de ses camarades le sauva difficilement. Deux jours plus tard le fleuve se couvrit de glace et le trois-mâts dut rentrer au bassin ; au moment de lever l'ancre, un jeune matelot se tua en tombant du petit hunier.

Batavia fut atteint le 20 avril 1847, on dut y laisser le maître d'équipage frappé de paralysie, c'était le premier vide qui se produisait dans l'équipage, mais les accidents se succédèrent et bientôt le personnel se trouva réduit de deux cinquièmes, ce qui rendit les manoeuvres plus pénibles et plus lentes.

Le 20 mai, dans le détroit de Riouw, le Macassar faillit, comme le Charles, être attaqué par des embarcations pirates, heureusement une patrouille de va­peurs de guerre vint donner la chasse aux bandits et on put gagner Singapour sans entrave. Le restant des produits y fut débarqué et remplacé par de l'étain, du bois de sapan, de la cannelle, du gingembre, etc., à destination d'Anvers. On put refaire voile pour Batavia le 6 juin, mais les vents étant contraires, le Macas­sar faillit s'échouer ; il fallut douze jours d'efforts à l'équipage trop réduit pour franchir le détroit de Riouw qu'on avait naguère traversé en un jour.

Nouvelle déception à Batavia où on ne parvint pas à trouver la cargaison de retour, il fallut aller quérir du café et du rotting à Samarang ; de plus, l'écrivain d'administration Wouwermans, atteint du typhus, y décéda. Pour comble de mécompte, les marins étran­gers embauchés à Anvers, se révoltèrent parce qu'ils étaient soumis à la discipline militaire et faillirent faire un mauvais parti à l'aspirant de garde. Ici se plaça une démonstration curieuse, prouvant qu'à bord il faut quelquefois recourir aux punitions corporelles : Sinkel, attiré par les vociférations, s'empara d'un anspect, tint les mutins en respect puis, ayant appelé les sous-officiers, fit administrer une douzaine de coups de garcettes aux turbulents qui tentèrent de se venger en sabotant les manœuvres, mais les mêmes moyens les mirent à la raison.

La maladie et l'indiscipline continuèrent à réduire l'équipage, de Samarang à Batavia, en trois jours, un cuisinier et un maître d'hôtel moururent de la fièvre typhoïde. A Batavia, un Suédois, matelot auxiliaire, fut porté déserteur ; on le retrouva plus tard confiné dans la réserve aux provisions où cet homme s'était laissé enfermer pour satisfaire un appétit glouton.

Peu après il fut constaté combien on avait eu tort de ne pas écouter les avis du commandant : si le Macassar ne coula point, peu s'en fallut ; on dut s'arrêter à l'île Maurice pour faire réparer le bâtiment, opération longue et onéreuse, renforcer la carène, remplacer des pièces. Une voie d'eau qui ne cessait d'inquiéter provenait de ce que le navire, vieux et ayant beaucoup fatigué, insuffisamment remis en état après l'accident survenu au cours du précédent voyage, était en quelque sorte disloqué.

La mauvaise fortune se complut vraiment à ce bord : de Batavia à l'île Maurice, plusieurs décès dus toujours au typhus se produisirent et les corps durent être confiés aux flots ; en sus, le second maître fut enlevé par une lame. Les matelots se figuraient qu'un mauvais sort avait été jeté sur le voilier, plusieurs le quittèrent et comme les enrôlements se faisaient à un prix élevé à l'île Maurice, la désertion prit des proportions graves. Quatorze hommes disparurent ainsi, sept étaient décédés, l'équipage était incapable de faire face à la besogne.

Après une relâche de septante jours, après avoir dû payer 110.000 francs, somme énorme pour l'époque, le Macassar put poursuivre sa route. Passé Sainte-Hélène, des ouragans démantibulèrent la carcasse, il fallut colmater tant bien que mal les ouvertures et ce fut un vrai soulagement lorsque, le 13 Mars 1848, on mouilla devant Anvers.
La révolution venait de s'accomplir à Paris, les conséquences allaient s'en faire vivement ressentir chez nous et notre Marine royale allait surtout subir les contrecoups du mauvais sort.

 

A SUIVRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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